Le récent projet de « Riviera de Gaza », une proposition soutenue par Donald Trump et certains dirigeants israéliens visant à reprendre le contrôle de Gaza pour en faire une station balnéaire prospère une fois la population palestinienne déplacée, suscite une vive polémique internationale. De nombreux observateurs y voient une tentative à peine voilée de nettoyage ethnique, au point d’établir un parallèle troublant avec le « Plan Madagascar » élaboré par l’Allemagne nazie dans les années 1940 pour déporter les Juifs d’Europe. Quel est le contenu de ce projet « Riviera » et en quoi rappelle-t-il ce sinistre précédent historique ?
Riviera de Gaza : Un plan américain-israélien pour déplacer les Gazaouis
En février 2025, le président américain Donald Trump a publiquement proposé que les États-Unis « prennent le contrôle » de la bande de Gaza et la rebâtissent comme « la Riviera du Moyen-Orient » mais seulement après avoir réinstallé les 2,3 millions de Palestiniens de Gaza ailleurs. Cette idée s’est rapidement concrétisée dans des plans opérationnels. Un organisme controversé appelé Gaza Humanitarian Foundation (GHF), soutenu par Washington et Tel Aviv, a été mis en place pour gérer l’aide humanitaire à Gaza et préparer l’éventuelle relocalisation de la population.
D’après une enquête de Reuters, un document de travail associé à la GHF détaillait la création de vastes « zones de transit humanitaire », en réalité des camps de déplacés à grande échelle, à l’intérieur et potentiellement à l’extérieur de Gaza. Ces camps devaient permettre de « remplacer le contrôle du Hamas sur la population » et de regrouper les Gazaouis pour les « désamorcer, réinsérer et préparer à se relocaliser s’ils le souhaitent ». Officiellement, tout serait « volontaire », mais les experts humanitaires soulignent qu’il ne peut y avoir de véritable consentement libre chez une population assiégée, affamée et bombardée en continu.
Ce plan, élaboré dans le courant du premier semestre 2025, était accompagné d’une demande de financement de 2 milliards de dollars et d’un calendrier accéléré prévoyant l’ouverture d’un premier camp en 90 jours. Huit camps au total étaient envisagés, chacun capable d’héberger des centaines de milliers de Palestiniens. Des cartes montraient des flèches pointant vers le Sinaï égyptien, Chypre et d’autres destinations potentielles où pourraient être envoyés les habitants de Gaza. Le GHF se chargeait de « superviser et réguler toutes les activités civiles requises pour la construction, la déradicalisation et la relocalisation temporaire volontaire » des Palestiniens.
Cette démarche s’inscrit dans la vision de Trump et de certains en Israël de transformer Gaza, une fois vidée de sa population indigène, en un lieu touristique et prospère. Un projet immobilier nommé « The Great Trust » aurait même été esquissé, avec la participation de conseillers du Tony Blair Institute et du cabinet Boston Consulting Group, pour imaginer la Gaza post-conflit en « riviera de luxe » sous administration internationale. En parallèle, le gouvernement israélien du Premier ministre Benyamin Nétanyahou a officiellement créé au printemps 2025 un « comité de gestion de la migration volontaire » des Gazaouis, regroupant des représentants de nombreux ministères, de l’armée et des services de sécurité, chargé de « faciliter le mouvement contrôlé de Palestiniens […] vers des pays tiers ». Bien que qualifié de « volontaire », ce schéma vise de fait à organiser l’expulsion d’une population entière « dans le respect du droit international » selon le communiqué officiel.
L’indignation n’a pas tardé à se faire entendre. Côté palestinien, l’initiative est perçue comme un plan de déplacement forcé représentant ni plus ni moins qu’une épuration ethnique sous couvert d’aide humanitaire. Des responsables du Hamas ont dénoncé la GHF comme « un outil de renseignement et de sécurité de l’occupation israélienne, opérant sous un faux semblant humanitaire ». De leur côté, plusieurs organisations internationales ont exprimé leur alarmisme : l’ONU a déclaré l’opération GHF « intrinsèquement dangereuse » et violant les principes d’impartialité humanitaire, notant que 613 civils au moins avaient été tués autour des points de distribution gérés par la GHF du fait des combats. La communauté humanitaire rappelle surtout qu’il est illusoire de parler de « déplacement volontaire » quand les gens sont acculés par la guerre et la famine.
Analogies avec le « Plan Madagascar » de 1940
Pour de nombreux commentateurs, ce projet de transfert de population fait écho à l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire : le « Plan Madagascar », envisagé par le régime nazi pour se débarrasser des Juifs d’Europe avant de passer à la Solution finale. Ce sinistre plan, élaboré à l’été 1940 après la défaite française, proposait de déporter des millions de Juifs européens vers l’île de Madagascar, alors colonie française, afin d’y établir une sorte de ghetto insulaire à l’écart du continent.
L’idée de Madagascar comme destination forcée pour les Juifs n’était pas née avec Hitler. Dès 1885, l’intellectuel allemand antisémite Paul de Lagarde avait avancé cette « solution » consistant à évacuer les Juifs d’Europe vers Madagascar. Par la suite, dans l’entre-deux-guerres, d’autres y ont souscrit : des milieux coloniaux français et polonais ont exploré cette piste dans les années 1930. En 1937, la France et la Pologne ont même envoyé une mission d’étude sur l’île pour évaluer sa capacité d’accueil, sans grand succès (les experts juifs de la délégation estimèrent qu’elle ne pourrait accueillir que 500 familles tout au plus, compte tenu du climat et de l’infrastructure limitée).
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, le pouvoir nazi reprend sérieusement cette option d’une déportation de masse non-génocidaire. En juin 1940, juste avant la capitulation française, Franz Rademacher, chef du département juif au ministère allemand des Affaires étrangères, rédige un mémorandum prônant l’envoi de tous les Juifs d’Europe à Madagascar dans le cadre des conditions de paix imposées à la France vaincue. Hitler et Heinrich Himmler approuvent l’idée durant l’été 1940, et Adolf Eichmann est chargé d’en affiner les détails logistiques. Eichmann prépare un plan prévoyant la déportation de quatre millions de Juifs sur quatre ans et imagine même d’organiser l’administration locale juive sous supervision policière allemande.
Ce prétendu « territoire de peuplement » à Madagascar était présenté par les nazis comme une « solution initiale à la question juive », un moyen d’écarter définitivement les Juifs d’Europe sans (dans un premier temps) recourir aux massacres de masse. En ce sens, certains historiens considèrent le Plan Madagascar comme l’étape préliminaire de la Shoah : une fois jugé irréalisable, il a cédé la place, à partir de 1941-1942, à la Solution finale, c’est-à-dire l’extermination industrielle des Juifs dans les camps de la mort. De fait, le projet Madagascar fut abandonné définitivement en 1942 lorsque la guerre contre l’Angleterre rendit impossible le transport des déportés par mer et qu’il devint clair, aux yeux des nazis, que la « solution territoriale » ne suffisait pas à réaliser leur funeste dessein.
Malgré son non-aboutissement, le simple fait qu’une puissance moderne ait méthodiquement planifié la déportation d’un peuple entier vers une lointaine colonie demeure l’un des aspects les plus effrayants de la politique nazie. C’est ce souvenir historique qui resurgit aujourd’hui, aux yeux de nombreux analystes, face à la perspective de voir 2 millions de Palestiniens chassés de leur terre natale pour servir un schéma géopolitique et économique promu par les États-Unis et Israël.
Transfert de population : un schéma récurrent et contesté
L’analogie entre le plan pour Gaza et celui de Madagascar s’appuie sur plusieurs similitudes frappantes :
- La cible : dans les deux cas, il s’agit d’expulser une population indésirable aux yeux du pouvoir en place : hier les Juifs européens considérés comme « problème racial » par les nazis, aujourd’hui les Palestiniens de Gaza vus comme « menace sécuritaire » par Israël. L’objectif affiché est d’éliminer toute présence de ce groupe sur un territoire donné.
- La méthode : la déportation massive sous couvert de « volontariat » est un élément commun. En 1938, les nazis avaient créé un Bureau central d’Émigration juive pour inciter les Juifs à partir prétendument de leur plein gré, avant d’envisager Madagascar. De même, le gouvernement israélien parle aujourd’hui de « migration volontaire » et de primes financières pour les Gazaouis qui accepteraient de quitter la région, une sémantique trompeuse dénoncée par les organisations de défense des droits humains. Dans les faits, la coercition est manifeste : la menace de la violence ou de la famine pèse lourdement, rendant tout départ « choisi » hautement suspect.
- Le rôle des puissances tierces : tout comme le Plan Madagascar supposait la collaboration (forcée) de la France qui aurait dû céder son territoire colonial, le plan actuel cherche l’aval ou l’implication de pays tiers pour accueillir les expulsés. Or, jusqu’à présent, aucun État n’a accepté d’endosser ce rôle. L’Égypte et la Jordanie ont catégoriquement refusé d’accueillir des réfugiés palestiniens expulsés de Gaza, par crainte d’une déstabilisation interne. Des fuites ont révélé que Israël et les États-Unis ont sondé divers pays d’Afrique (Soudan, Somalie, Somaliland, Rwanda, Tchad), voire d’Europe ou d’Amérique du Nord (Espagne, Grèce, Canada), pour y installer des Gazaouis, en vain. Cette recherche désespérée de terres d’asile rappelle les errances du projet Madagascar, qui avait exploré tour à tour Madagascar, mais aussi d’autres colonies comme la Guyane ou la Nouvelle-Calédonie, sans trouver de solution viable.
Face à ces parallèles, de nombreuses voix s’élèvent pour mettre en garde contre la tentation de répéter l’histoire. Ofer Cassif, député de la Knesset (Parlement israélien) issu de l’opposition de gauche, a publiquement comparé en 2025 le nouveau comité d’expulsion israélien à l’office nazi d’émigration juive de 1938, soulignant le cynisme de qualifier de « volontaire » une migration sous la contrainte. Cette sortie lui a valu les foudres de l’extrême droite israélienne : un député du parti ultranationaliste Otzma Yehudit a dénoncé une comparaison « ignoble » et traité Cassif de « partisan des terroristes » pour avoir osé assimiler le sort des Gazaouis à celui des Juifs sous Hitler.
Néanmoins, Cassif n’est pas seul dans son analyse. Dominique Vidal, historien et journaliste français, pointe également que le véritable objectif du projet « Riviera à Gaza » semble être de concrétiser la vision suprémaciste de Nétanyahou et de ses alliés, qui prônent ouvertement le nettoyage ethnique des Palestiniens. De l’avis de Vidal et d’autres, l’habillage de développement économique (transformer Gaza en Singapour ou Dubaï du Levant) ne sert qu’à masquer une opération de dépeuplement forcé, une stratégie sordide en droite ligne avec les logiques coloniales du passé.
Il faut noter que l’idée de transfert de population n’est malheureusement pas nouvelle au Proche-Orient. Dès 1937, lors du mandat britannique, certains dirigeants sionistes envisageaient déjà la « transfert » des Arabes de Palestine vers les pays voisins, à la suite du Rapport Peel qui recommandait une partition. Des « comités de transfert » furent constitués par l’Agence juive en 1937 puis en 1941 pour étudier cette éventualité.
Et en 1948, pendant la guerre qui a abouti à la création d’Israël, plus de 750 000 Palestiniens ont été expulsés ou ont fui leurs villes et villages : la Nakba, montrant que ces plans théoriques pouvaient tragiquement se réaliser.Ce rappel historique donne du poids aux craintes actuelles : les Palestiniens savent par expérience que les discours sur une « migration volontaire » peuvent préluder à des déplacements brutaux et irréversibles de population.
Riviera de Gaza : Un projet irréaliste et unanimement condamné
Sur le plan pratique, le projet « Gaza Riviera » semble aujourd’hui dans une impasse. La résistance acharnée des Palestiniens eux-mêmes, le refus catégorique des pays de la région d’absorber de nouveaux réfugiés, ainsi que l’indignation de la communauté internationale rendent sa mise en œuvre hautement improbable. Même les responsables américains et israéliens, face à la controverse, tempèrent désormais le propos : la Maison-Blanche a assuré qu’« rien de tel n’est à l’étude » et qu’aucune ressource n’est allouée à un plan de relocalisation forcée. Des sources proches du dossier indiquent que le plan ne progresse pas, faute de financements et de pays d’accueil prêts à coopérer.
Il n’en demeure pas moins que le fait même d’avoir conçu et proposé publiquement une telle solution de peuplement par la dépossession est révélateur. En 2024-2025, sous prétexte de reconstruire Gaza, on a vu ressurgir des logiques datant du colonialisme du XIXe siècle et des idéologies du XXe siècle les plus inhumaines. Comme le rappelle l’historien Joseph Massad, ce schéma n’est au fond pas différent de celui qu’ont appliqué les colonisateurs européens en Amérique ou en Afrique : déplacer ou éliminer les populations autochtones pour s’approprier leurs terres. Le parallèle avec le Plan Madagascar et, au-delà, avec d’autres épisodes d’expulsions de masse tels que le Trail of Tears infligé aux Amérindiens aux États-Unis au XIXe siècle sert d’avertissement historique : il montre jusqu’où des régimes racistes ou coloniaux sont prêts à aller pour résoudre ce qu’ils considèrent comme des « problèmes démographiques ».
Quelques sources pour aller plus loin
- BREITMAN Richard. Official Secrets: What the Nazis Planned, What the British and Americans Knew. New York : Hill and Wang, 1998.
- CESARANI David. Eichmann: His Life and Crimes. Londres : Heinemann, 2004.
- LEMELLE Bruno. « Le plan Madagascar et la Shoah ». In : Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 42, 1994, p. 78-90.
- VIDAL Dominique. Le nettoyage ethnique. Israël-Palestine : une histoire du transfert. Paris : Editions La Découverte, 2007.
- BAUER Yehuda. A History of the Holocaust. New York : Franklin Watts, 2001.
- MASSAD Joseph. “The Gaza Plan: Old Colonial Fantasies in a New Guise”, Middle East Eye, 2024.
- REUTERS. « Exclusive: Secret Israeli Committee Plans for Gaza Population Transfer». Reuters, 26 février 2025.
- LEVY Gideon. « Gaza : la tentation du transfert ». In : Haaretz, 12 février 2025.
- GIORNALE D’ITALIA. « Gaza Riviera: le analogie tra il Piano Madagascar per la deportazione degli ebrei del 1885 e quello per i palestinesi messo a punto da Israele », 2025. [En ligne]. Disponible sur : https://www.ilgiornaleditalia.it/news/esteri/719202/gaza-riviera-le-analogie-tra-il-piano-madagascar-per-la-deportazione-degli-ebrei-del-1885-e-il-quello-per-i-palestinesi-messo-a-punto-da-israele-rivistodabcgeblair.html
- PEEL Commission. Report of the Palestine Royal Commission. Londres : His Majesty’s Stationery Office, 1937.
- GUTMAN Israel (dir.). Encyclopedia of the Holocaust. New York : Macmillan, 1990.
- QATAR TRIBUNE. « Revealed: The Billion Dollar Plan for Gaza Riviera ». Qatar Tribune, 15 février 2025.
Gaël Rakotovao, ingénieur d’études et d’exploitation puis diplômé de l’École Supérieure Polytechnique d’Antananarivo et actuellement CTO chez Mada Creative Agency, est également photographe passionné spécialisé dans les paysages, la culture et la cuisine malgache. Il cumule plus de 15 ans d’expérience en marketing digital, SEO, formation (SEO, photographie, crypto‑minage) et exerce aussi comme guide touristique certifié par le ministère du Tourisme autour de Madagascar.